Sylvain Lavelle
Institut de Recherche Philosophique (IRP) – Institut Hylès
Lors de la séance du 2 décembre 2012 du séminaire “De l’alerte au conflit”, Sylvain Lavelle, philosophe, a fait le point sur la question du sujet aujourd’hui. Cette séance s’inscrivait dans les réflexions menées depuis quelques années sur le statut de l’intériorité dans les processus d’expression publique, et plus particulièrement sur la référence au “for intérieur”1, conçu par certains acteurs comme le ressort ultime de la résistance, notamment face à l’envahissement des technosciences, et parmi elles les neurotechnologies2.
***
Le sujet est un spectre qui hante la philosophie occidentale depuis l’avènement de la modernité et de la révolution cartésienne qui l’a déclenchée. Il est question aujourd’hui d’un ‘retour du sujet’, après plusieurs décennies marquées par le mot d’ordre de la ‘mort du sujet’, mot d’ordre à la fois caricatural et caricaturé, porté et assumé par le structuralisme.
Il est probable que la résurrection du sujet est aussi suspecte que sa disparition, mais aussi, que le structuralisme à la française incarnant la posture ‘nécrologique’ ne soit en fin de compte pas allé au bout de sa théorie, ni de sa pratique. Les partisans du structuralisme, du post-structuralisme et de l’anti-structuralisme, respectivement Foucault, Bourdieu et Habermas, pour ne citer qu’eux, ont tous contribué chacun à leur manière à l’entretien d’un soupçon radical à l’égard du sujet. Leur posture respective n’est cependant pas exempte de paradoxes et nous renvoie à la question actuelle d’un structuralisme du sujet comme voie médiane entre structuralisme et anti-structuralisme. Pour le dire en quelques mots, l’hypothèse explorée ici est qu’il est possible d’identifier la constitution d’un sujet au moyen d’un examen dialectique de la philosophie ordinaire qu’il a construite dans son parcours biographique. Il s’agit ainsi de rendre conscient, explicite et ordonné autant que cela est possible, en articulant le plan ‘idéologique’ (conceptuel) et le plan ‘phénoménologique’ (expérientiel), ce qu’est la biographie philosophique d’un sujet, autrement dit son ‘idéobiographie’ et sa ‘phénobiographie’.
On peut tout d’abord retracer quelques-unes des étapes et postures du structuralisme, du post-structuralisme et de l’anti-structuralisme, de façon à montrer leurs limites respectives. Foucault, le promoteur de la méthode de l’archéologie, proclamant la mort de l’homme (Les mots et les choses), a été l’artisan sur le tard d’une herméneutique du sujet3. Il importe d’étudier selon lui ‘la constitution du sujetcomme objet pour lui-même : la formation des procédures par lesquelles le sujet est amené à s’observer lui-même, à s’analyser, à se déchiffrer, à se reconnaître comme domaine de savoir possible. Il s’agit en somme de l’histoire de la ‘subjectivité’, si l’on entend par ce mot la manière dont le sujet fait l’expérience de lui-même dans un jeu de vérité où il a rapport à soi’4. Bourdieu, dans une posture dite post-structuraliste, se veut le pourfendeur de ‘l’illusion biographique’5, mais se livre au crépuscule de sa vie à un essai d’auto-analyse, qu’il s’efforce avec peine de distinguer de l’exercice plus convenu de l’autobiographie. Enfin, Habermas, pourtant partisan de l’anti-structuralisme, contribue aussi à la disparition du sujet, en faisant prévaloir les structures sociales de la communication sur celles de la conscience6. De l’archéologie à la biographie, en passant par le dialogisme, la trajectoire du sujet suit un cours à la fois simple et complexe, édifiant et surprenant, qui ne doit peut-être pas grand-chose à un effet de mode7.
Un structuralisme actuel peut porter son attention sur la structure du sujet sans pour autant souscrire de façon dogmatique au primat de l’inconscience sur la conscience, ou au primat de la société sur l’individu. L’attention d’un nouveau structuralisme pour la structure du sujet pensant, parlant et agissant en première personne suggère d’examiner à nouveaux frais la question de la constitution du sujet. Dans son usage courant, le terme fait référence à l’idée de constitution politique, de constitution physique, ou de constitution psychique. Je voudrais suggérer la possibilité d’une constitution au sens philosophique, une constitution philosophique du sujet, qui passe par l’examen dialectique de ses structures conceptuelles et expérientielles. Bien qu’elles aient une origine a posteriori, ces structures fonctionnent comme une sorte d’a priori philosophique du raisonnement, du jugement et du comportement d’un individu.
I. Généalogie de la constitution du sujet
La constitution du sujet peut donner lieu tout d’abord à un examen relevant de l’histoire de la philosophie, dans le sens d’une archéologie et d’une généalogie, qui permet de reconstituer le développement de la subjectivité. Le lexique de la subjectivité comprend plusieurs oppositions de termes : le sujet et l’objet, le sujet en tant qu’Ego, diffracté en un ‘Je’, un ‘Moi’ ou un ‘Soi’, enfin, le sujet dans son rapport à l’individu et la personne.
On peut prendre un exemple de cette plasticité des catégories de l’égologie dans la littérature de la philosophie psychologique, en particulier celle du pragmatisme. En 1910, William James distingue le Moi, qui est l’objet connu composé du Moi empirique et du Moi social, et le Je qui est le sujet connaissant. Le Moi est la représentation que nous nous faisons de nous-même ou des autres en considérant un ensemble de faits psychiques. En 1934, George Herbert Mead distingue le Moi, le Je et le Soi. Le Moi, c’est l’ensemble des rôles intériorisés et assumés par l’individu, c’est par lui que la société est présente en chacun de nous et exerce un contrôle sur nos actions. Pour Mead, la conscience de soi consiste essentiellement à devenir un objet pour soi en vertu de ses relations avec les autres individus. La conscience de soi apparaît dans le dialogue entre le Je et le Moi, dialogue dans lequel le Moi seul est directement présent à la conscience, alors que le Je n’est saisi qu’après coup, une fois qu’il a répondu aux sollicitations du Moi8. Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à distinguer dans les figures de l’Ego entre un ‘Je’, sujet de l’énonciation discursive, un ‘Moi’, sujet du vécu personnel, et un ‘Soi’, sujet du rôle social. Mais il s’agit là d’une convention de langage qui ne peut prétendre s’imposer d’elle-même, sans autre forme de procès…
On peut du reste montrer la très grande variété de problématiques de la subjectivité, en rappelant la série d’oppositions classiques, pour ne pas dire convenues, qui continue de travailler en profondeur la réflexion sur le sujet :
- L’identité et l’altérité ;
- L’unité et la multiplicité ;
- La forme et la substance ;
- Le corps et l’esprit ;
- La conscience et l’inconscience ;
- La structure et l’action.
Une distinction fondamentale dans le lexique de la subjectivité concerne la différence entre l’individu et la personne, ainsi qu’entre l’individualité et la personnalité. Cette différence renvoie aux processus d’individuation (ou d’individualisation) et de personnification (ou de personnalisation) par lesquels un être humain devient quelqu’un de différent d’un autre être humain. Il est utile de rappeler que l’individu (in-divis, en latin) est celui qui ne peut être divisé, et en cela, il possède la même signification que l’atome (a-tomos, en grec, l’insécable). L’individu est en quelque sorte un atome social, la plus petite partie qui se puisse concevoir une fois que toutes les relations en vertu desquelles un tout a été formé ont été retranchées, c’est en somme le reliquat de l’analyse de la société humaine. Par là même, l’individu apparaît comme le substrat d’un ensemble de propriétés qui apparaissent comme caractéristiques d’un être humain. Cependant, l’individu est un concept qui demeure neutre, ou abstrait, tandis que la personne apparaît d’emblée en comparaison comme un individu en chair et en os. La personne désigne à l’origine le masque (persona) que posaient sur leur visage les acteurs de théâtre de l’Antiquité afin de jouer leur rôle dans une pièce. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de faire usage du mot persona, qui désigne un masque d’aspect impersonnel, pour désigner les propriétés distinctives d’un individu, soit une personne. Le paradoxe n’est peut-être qu’apparent, en ce sens que la personne est aussi une catégorie générale, notamment dans la sphère du droit, où il est question de personne physique et de personne morale. La personne, qui émerge dans l’Antiquité romaine, est censée posséder certaines propriétés, telles que la conscience, la volonté, la vie intérieure.
Les sociétés humaines sont des sociétés de personnes, ie d’êtres dotés de présence à eux-mêmes et attribuant la même capacité réfléchie à leurs pareils, avec la puissance de disposer de soi qui en découle, puissance dont tous sont tenus comptables aux yeux de leurs pareils9.
1- Une personne, c’est ainsi :
- La capacité vis-à-vis de soi qui fonde une responsabilité vis-à-vis des autres.
- Un être possédant le sens de la singularité individuelle et attentif à l’originalité personnelle des êtres qui l’entoure, ne serait-ce que sous la forme du nom propre.
- La participation en quelque manière au gouvernement de la communauté à laquelle on appartient, en prenant sur soi l’application des règles qui y prévalent, notamment en termes d’interdits et d’obligations et des conséquences qui découlent de leur observation.
La notion de personne émerge sous la plume de Boèce, à la rencontre de la subjectité et de la personnalité : ‘substance individuelle d’une nature dotée de raison (naturae rationabilis individua substantia)10. Les sociétés modernes ajoutent à cet universel anthropologique de la personne, issu de la scolastique, deux spécifications supplémentaires :
2- L’individu : un être abstraitement défini par son égale liberté avec ses pareils et posé, en conséquence, comme support de toute légitimité.
3. Le sujet : la forme qu’adopte la relation de l’humanité à elle-même en général, lorsqu’elle se soustrait à la forme religieuse.
Le sujet, qui est rattaché à la notion de subjectivité, oscille dans son histoire entre une première acception qui le rapproche de la notion de subjectité, et une deuxième acception qui le rapproche de celle de sujétion. La thèse fondamentale d’une archéologie du sujet, telle qu’elle est proposée par Alain de Libera, dans la lignée critique de Foucault, est que la notion de sujet n’est pas une invention de la modernité issue du Cogito de Descartes11. Libera résume ainsi son propos : ‘L’émergence de la notion de sujet passe par toute une série de figures et de dispositifs. Pour simplifier, l’Antiquité a le concept d’hupokeimenon (c’est-à-dire de substance-sujet au sens d’Aristote), et le Moyen-Age celui de subiectum (qui traduit l’hupokeimenon grec). Dans les deux cas, le sujet est lié à la passivité de ce qui supporte des accidents, des propriétés ou des qualités : le sujet est entendu comme simple substrat ou porteur. L’invention du sujet au sens moderne a moins à voir, comme on le croit souvent, avec l’invention de la conscience qui me permet de me penser comme sujet dans l’acte réflexif du cogito que, plus radicalement, avec la rencontre préalable, a prioritout à fait improbable, du ‘sujet’ (en son sens antique et médiéval) avec un concept qui lui est radicalement opposé, celui d’agent. De support passif de propriétés, le sujet devient agent, c’est-à-dire capacité en acte de réfléchir (pensée) et d’agir (volonté) : deux notions que tout oppose – ou plutôt les énoncés qui les articulent – produisent le sujet moderne’12. La thèse archéologique est grosso modo la suivante : le ‘sujet’ aristotélicien est devenu le sujet des modernes en devenant ‘suppôt’ d’actes et d’opérations, et Descartes n’a pas joué un rôle décisif sans l’affaire…
L’histoire du sujet, et en particulier du sujet pensant, se repère dans une multitude de cadres micrologiques, mais ces derniers s’inscrivent dans un cadre macrologique caractérisé par quatre questions :
Il s’agit d’une structure, dont chacune des questions qui la compose peut être datée dans le temps, qui ne s’est pas mise en place d’elle-même, ni d’emblée. Par exemple, la question ‘Quel est le sujet de la pensée ?’ a changé plusieurs fois de sens, de même, la question ‘Qui pense ?’ est datée dans l’histoire, certains répondant à un moment que ce n’est pas l’homme qui pense, mais l’intellect (Averroès). Cette structure nous indique le genre de questions où le sujet est intervenu, ne pouvait qu’intervenir, ou a fini par intervenir, et il est de fait que les quatre positions n’ont pas toujours été occupées.
L’archéologie tente de déterminer l’a priori historique du discours de la subjectivité et l’émergence du sujet moderne (sujet=agent) à partir d’un chiasme de l’agence : toute action suppose un sujet qui l’accomplit. Elle se fonde d’une part sur une distinction capitale entre deux approches de l’attribution : l’attributivisme, qui fait de l’âme un ‘attribut’ ou une ‘disposition’ du corps ; l’attributivisme*, qui interprète les actes mentaux comme des ‘attributs’ ou des ‘prédicats’ de l’âme, de l’esprit, et pour finir, du ‘je’, du ’moi’ ou de la ‘conscience’. Elle se fonde d’autre part sur la distinction entre subjectité et subjectivité (empruntée à Heidegger): la subjectité désigne le fait d’être le support d’accidents ou d’attributs (en gros, l’hupokeimenon grec) ; la subjectivité suppose la présence d’un ego. Pour que le sujet devienne un agent, il faut que suiectum et ego se rencontrent, autrement dit que subjectité et égoïté (Ichheit) se rencontrent.
L’archéologie du sujet porte enfin son attention vers deux réseaux conceptuels, deux a priori historiques selon l’expression de Foucault.
1. Les différents modes du subiectum latin, recoupant l’hupokeimenon grec :
2. Le passage de la subjectité à la subjectivité :
Ce sont ces deux structures qui peuvent être mobilisées afin d’identifier la mise en place de l’équation fondamentale : sujet = ‘agence’ (=je). Cette équation fondamentale condense trois problèmes distincts : l’émergence du je, l’émergence du sujet, et enfin, l’émergence du sujet-agent.
II. Constitution du sujet et histoire des méthodes
La constitution du sujet peut donner lieu ensuite à un examen relevant de l’histoire des méthodes, qui permet de montrer la dépendance d’une conception de la subjectivité à l’égard d’une méthodologie générale privilégiée par tel ou tel philosophe (en l’occurrence, Husserl et Wittgenstein). Le point commun entre la philosophie phénoménologique et la philosophie analytique – d’abord logique, puis grammaticale – tient à ce que l’on pourrait appeler un ‘front commun de la méthode’. Il se caractérise d’une part, par une visée de dépassement de la métaphysique, d’autre part, par une posture antipsychologique, et enfin, par une méthode descriptive – qui n’en est pas moins normative dans son principe, car elle indique ce qu’il faut faire. C’est à peu près tout ce qui rapproche les deux courants dominants de la philosophie, du moins pour ce qui concerne leurs pères fondateurs que sont Husserl et Wittgenstein. A part cela, ils défendent chacun une conception de la philosophie, et, par suite, de la méthode correcte en philosophie que tout oppose, au point qu’il existe à partir de là, au sein de la philosophie, une authentique antinomie de la méthode. Celle-ci peut être résumée en gros à une antinomie entre, d’une part, une méthode fondée sur l’analyse des règles du langage (analytique) et, d’autre part, une méthode fondée sur l’analyse des vécus de l’expérience (phénoménologie).
Tout d’abord, la phénoménologie, la philosophie par excellence du sujet, connaît un tournant pragmatique qui accentue son caractère de philosophie de l’expérience ordinaire. Le tournant pragmatique de la phénoménologie est assez récent et vise à la faire évoluer d’une méthode à l’origine théorique, défendue par Husserl, vers une méthode pratique13.
La phénoménologie depuis son origine, dans les Recherches logiques de Husserl, a été appréhendée comme une discipline théorique, vouée à la constitution par le sujet de la science et de la connaissance. Les successeurs de Husserl (Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty) se sont efforcés de sortir de cette orientation théorique initiale en promouvant les dimensions pratiques de l’existence du sujet. Il reste que la conversion pratique de la phénoménologie restreint la phénoménologie de Husserl à une interprétation étroite, et elle demeure prisonnière elle aussi de son orientation théorique initiale, comme ‘pratique théorique’. Elle demeure régie par un critère de vérité qui est sa cohérence interne, logique et herméneutique, et non l’évidence intuitive de l’expérience. Les héritiers de Husserl ne font que substituer une ontologie et une éthique à une épistémologie, mais au fond, celles-ci ne sont pas moins théoriques, et la pratique est définie par défaut comme le ‘non-théorique’.
Cependant, le Husserl des années 20 se distingue par l’émergence d’une problématique pratique à travers un certain nombre de thèmes qui ne mobilisent plus seulement un objet, mais le vécu d’un sujet, celui d’autres sujets, des événements, des situations, des activités. Natalie Depraz en dresse une liste significative : ‘S’intéresser par empathie à ce que vit un autre sujet, à ses habitudes, à son savoir-faire, à son association avec d’autres, à ses liens sociaux, à son éthique personnelle, mettre au premier plan les expériences-limite (la mort d’un proche, la naissance d’un enfant, le mariage d’amis), des crises professionnelles, des drames existentiels de couples, des catastrophes familiales ou sociales, des fêtes communautaires, des commémorations, apercevoir la dimension historique, communautaire et politique d’une épreuve sinon purement individuelle, tous ces phénomènes n’ont de sens que dans le contexte de pratiques sédimentées et réactivables’14.
‘Le retour aux choses elles-mêmes’ (‘Sache’, et non ‘Ding’), le mot d’ordre de la phénoménologie mis en avant par Husserl, est interprété dans le tournant pragmatique comme le retour à l’expérience ordinaire, dans toute sa complexité et sa subtilité. L’attention portée à l’expérience en train de se vivre conduit à développer le moins de projections, de préjugés ou de présuppositions possibles, de façon à la laisser apparaître pour elle-même. Par exemple, dans la relation amicale ou conjugale, l’attitude la plus immédiate consiste soit à s’opposer, soit à se soumettre pour éviter le conflit et ménager l’autre. Aucune de ces attitudes n’est pertinente si chacun n’existe pas par soi-même dans la relation, et opte soit pour la violence, soit pour l’abandon ou l’effacement. Le retour aux choses mêmes en pareil cas revient à adopter une attitude d’ouverture susceptibles de faire apparaître d’autres horizons de la relation, plus moteurs ou plus constructeurs. Il s’agit donc d’aller à l’encontre de la tendance la plus immédiate, enfermée dans la dualité des extrêmes, au risque d’être privée de toute efficacité. Il s’agit en fait de faire le pari de la non-dualité (Depraz) de l’expérience subjective et de la capacité à inventer une autre façon d’être en dehors des modes d’existence convenus.
Le retour aux choses elles-mêmes n’est cependant pas l’occasion d’une expérience privée et solitaire, impossible à partager ou à communiquer à autrui. Elle doit pouvoir se dire dans un langage, au moyen d’une description phénoménologique, qui consiste à se livrer à une description du sens immanent de l’expérience du sujet. Il faut cependant aménager la méthode proposée à l’origine par Husserl, pour plusieurs raisons : d’une part, la description phénoménologique au moyen de la variation eidétique, si elle permet l’extraction de l’essence, est portée par l’ambition d’accéder à un universel, qui n’est pas loin de la faire basculer du côté de l’abstraction. D’autre part, la neutralité de la description phénoménologique, liée à la méthode de l’épochè, et à la mise hors jeu ou hors circuit de toute valeur, l’apparente à une position en troisième personne de l’expérience du sujet, comme si elle était objectivée dans ses contenus internes.
Le tournant pragmatique suggère ainsi un certain nombre de compléments de la démarche descriptive de la phénoménologie : (1) La promotion d’un compte rendu de l’expérience est le gage d’une démarche en première personne. (2) La mise en jeu de l’expression offre la possibilité de faire état d’une situation hic et nunc de l’expérience du sujet. (3) L’accent mis sur la production du sens prend acte de la nature dynamique du langage et de son inscription dans le temps. La pragmatique expérientielle conserve l’épochè, mais lui donne une portée différente, qui comprend trois phases : (a) Une phase de suspension préjudicielle qui est la possibilité même de tout changement dans le type d’attention que le sujet porte à son propre vécu, et qui représente une rupture avec une attitude naturelle. (b) Une phase de conversion de l’attention de l’extérieur à l’intérieur. (c) Une phase d’accueil de l’expérience, ou de ‘lâcher-prise’.
La philosophie analytique a elle aussi connu, à l’instar de la phénoménologie, son tournant pragmatique, qui est cependant un peu plus ancien. Le tournant pragmatique se fonde sur la deuxième philosophie de Wittgenstein, celle des Recherches philosophiques, et elle est développée par la suite par Austin, Strawson, et enfin, Searle. Le tournant pragmatique de la philosophie analytique coïncide à peu de choses près avec le tournant de la philosophie du langage ordinaire.
La philosophie analytique naît avec Frege, mathématicien à l’origine, qui propose une méthode de clarification du langage dans lequel s’exprime nos pensées, une Begriffschrift, littéralement une ‘écriture conceptuelle’, également appelée idéographie. Il s’agit d’un langage formel qui reprend le projet de la Caractéristique universelle de Leibniz, langue universelle débarrassée des confusions des langues naturelles. L’une des caractéristiques de ce courant de la philosophie, qui le distingue de la phénoménologie, est qu’il comporte plusieurs père fondateurs, dont Russell, Moore, Wittgenstein et Carnap, pour ne citer qu’eux, certains étant rattachés au fameux Cercle de Vienne. Une autre de ses caractéristiques est qu’il se distingue par son opposition radicale à la phénoménologie, Wittgenstein ayant écrit un ‘Anti-Husserl’ – tandis que Carnap fait figure en comparaison de ‘Anti-Heidegger’. Or, en suivant l’itinéraire de Wittgenstein, il est permis de faire ressortir l’évolution de la philosophie analytique vers des positions qui relativisent la fracture historique avec la phénoménologie.
L’idéographie en tant que langue formelle consiste en une analyse logique du langage et permet de dissoudre les confusions qui naissent de l’usage des langues naturelles, telles que le Français, l’Anglais ou l’Allemand. L’analyse logique proposée par Frege introduit un langage symbolique emprunté aux mathématiques qui fait de la proposition une fonction à laquelle correspond un argument. Pour Frege, c’est la proposition qui est l’unité élémentaire de la pensée rationnelle, car se pose à son sujet la question fondamentale de la raison, celle de la valeur de vérité. Il est d’usage en logique depuis Frege de faire la différence entre l’extension du concept et sa compréhension (ou son intension dans un vocabulaire voisin). L’extension d’un concept désigne les objets auxquels il correspond : pour le concept ‘meuble’, il s’agit d’objets tels que : ‘armoire’, ‘table’, ‘commode’. La compréhension désigne la définition de l’objet, considéré du point de vue de son sens : un meuble est un objet fabriqué afin de décorer une pièce ou d’abriter d’autres objets à l’intérieur d’une maison. Les concepts sont envisagés par Frege comme des fonctions qui sont saturées par des objets individuels, fonctions qui renvoient à chaque fois à des valeurs de vérité.
L’analyse logique est utile afin de préciser la signification du nom ainsi que celle de la proposition, notamment pour ce qui concerne la question délicate de l’identité, qui peut en fait signifier plusieurs choses : l’inhérence, la substance, etc…L’idéographie permet de mettre en place un calcul des propositions ainsi qu’un calcul des prédicats, lequel est complété plus tard par un calcul des relations. Frege est aussi à l’origine de la distinction entre sens et signification (ou référence), entre Sinn et Bedeutung, qui ne cessera de hanter la philosophie analytique.
Wittgenstein se situe au carrefour de l’empirisme logique et de son dépassement dans la philosophie du langage ordinaire, comme en témoigne le découpage en une première, puis une deuxième philosophie (voire, aujourd’hui, une troisième…). Dans sa première philosophie, la logique est utilisée comme un organon, un instrument de la raison qui permet de clarifier la nature et la structure de la relation entre les mots et les choses, entre le langage, le pensée et le monde. Sa deuxième philosophie substitue la grammaire à la logique, à la faveur d’un tournant grammatical qui introduit les notions de jeu de langage et de forme de vie. Dans sa troisième philosophie, plus axée sur les questions de la psychologie, il examine le rapport du langage et de l’expérience vécue.
Wittgenstein dans une première étape explicite tout d’abord le projet philosophique de Frege et Russell (le logicisme). Il existe selon lui une triple isomorphie de la raison, du langage et du monde : le langage rationnel de l’idéographie doit refléter dans ses structures syntaxiques les articulations logiques de la pensée. Mais ce sont aussi des articulations ontologiques en ce sens qu’elles sont les formes structurelles du monde, tel qu’il peut être pensé et dit de façon rationnelle. La clé de cette triple isomorphie de la raison, du langage et du monde se trouve dans l’atomisme logique, selon lequel c’est la pensée propositionnelle (das Gedanke) qui est l’atome de la pensée rationnelle. Les concepts ne sont que des composantes fonctionnelles des pensées propositionnelles, lesquelles sont susceptibles d’être vraies ou fausses. Les unités fondamentales du langage sont des phrases, et non des mots, tandis que les unités fondamentales du monde sont des faits (ou des états de chose) et non des choses. En outre, toute pensée rationnelle, y compris celle exprimée sous forme de proposition complexe, peut être entièrement soumise à l’analyse en termes de conditions de vérité des pensées propositionnelles exprimées sous une forme simple. En contrepartie, la forme du monde est logique, et non réelle, de sorte que le monde se dissout en faits, et les deux composantes de la pensée, du langage et du monde sont, d’une part, la matière factuelle, et d’autre part, la forme logique.
La rationalité est entièrement une forme, elle n’est pas un contenu, ce qui a pour conséquence l’impossibilité de la dire dans un langage, et seulement la posssibilité de la montrer dans la structure de l’idéographie. La philosophie se heurte ici aux limites du langage qui peut dire la matière factuelle du monde, mais ne peut pas dire sa forme, c’est-à-dire l’essence du monde. Le philosophes ont produit une multitude d’énoncés dépourvus de sens précisément parce qu’ils ont essayé de dire l’essence du monde, et la formulation des énoncés dans le langage de l’idéographie permet d’éviter de telles erreurs. Il s’agit de la part de Wittgenstein, acteur du tournant linguistique de la philosophie, d’un parti pris logique en faveur d’un langage logique idéal incarné par l’idéographie.
Wittgenstein dans une deuxième étape va renoncer à ce parti pris en s’intéressant au langage réel, le langage tel qu’il existe et est utilisé dans la vie ordinaire. Il part alors du principe selon lequel les êtres humains ont tout ce qu’il faut dans le langage réel pour dire ce qu’ils ont à dire, et qu’ils n’ont pas besoin d’un langage idéal issu de la logique, d’une idéographie. Il rejette le modèle canonique de la proposition qui énonce un fait et qui est vraie ou fausse selon que ce fait est réalisé ou non dans le monde. Il s’intéresse à la place aux multiples fonctions ou rôles de la proposition, ainsi que des autres expressions linguistiques (énoncés d’exclamation, d’interrogation, de commandement et de promesse, etc.) au sein de jeux de langage. C’est dans ces fonctions ou rôle que se situe le sens des propositions, et c’est pourquoi ils doivent être le cœur de l’analyse, laquelle passe alors de l’analyse logique à l’analyse grammaticale.
Wittgenstein se consacre désormais à l’étude de la diversité des jeux de langage et de leurs règles non logiques, mais le projet philosophique dans son ensemble reste à peu près le même. L’exploration philosophique de la grammaire se combine avec celle de l’ontologie, et les règles de grammaire (par exemple, pour une phrase telle que ‘Il n’y a pas de rouge jaunâtre’), à l’image des tautologies de la logique, ne disent rien elles non plus sur le monde, mais montrent sa forme. Les règles de la grammaire ne devienne des règles que parce qu’elles sont reliées à des pratiques linguistiques, qui prennent la forme de jeux de langage, et qu’elles sont rattachées à des formes de vie. En un sens, les règles propres à tel ou tel jeu de langage sont arbitraires, mais leur rattachement à des formes de vie limite cet arbitraire, du fait qu’elles sont contraintes par le monde lui-même.
Wittgenstein s’en prend au mythe de la signification, selon lequel le sens serait une entité autonome et préalable à son expression dans le langage. Chaque expression linguistique a une sens qui est caractérisé par la manière dont elle est utilisée au quotidien, autrement dit, le sens, c’est l’usage. Il remet ainsi en question l’idée selon laquelle un concept aurait par nécessité une extension parfaitement définie au moyen de traits qui définissent son intension. En fait, la plupart des concepts ont des contextes d’utilisation qui ne sont pas parfaitement délimités, et leur sens n’est pas défini par une liste de traits très précise.
Wittgenstein dans une troisième étape se tourne plus vers la philosophie de la psychologie, en refusant d’emblée une approche pourtant classique qui distingue l’intérieur et l’extérieur du sujet, autrement dit, le monde intérieur et le monde extérieur.
Quoi qu’il en soit, il contribue à l’émergence d’une philosophie du langage ordinaire qui se développe à partir des années 40 sous l’égide de Ryle, puis de Austin et Strawson, suivis plus tard de Searle, tous artisans à leur manière d’un tournant pragmatique de la philosophie.
Ryle, influencé par la philosophie du sens commun de Moore, entretient avec l’idéographie issue du projet logique initial une relation ambiguë. D’une part, il juge éclairante la stratégie de l’analyse logique ; cependant, il préfère l’analyse logique informelle à l’analyse logique formelle. D’autre part, il semble considérer que l’analyse logique n’est pas vraiment utile pour éviter les erreurs philosophiques, et que l’utilisateur du langage n’en a pas besoin dans son usage quotidien, les expressions étant le plus souvent suffisamment claires. C’est dans le langage réel, quotidien, plus que dans le langage idéal de la logique, que s’expriment essentiellement la plupart des contraintes de la rationalité. Il s’agit en particulier des contraintes sémantiques du langage, qui ne peuvent pas être appréhendées par la syntaxe de l’analyse logique propre à l’idéographie. De ce point de vue, l’analyse d’usage, d’ordre pragmatique, vient compléter l’analyse logique informelle, et a fortiori, l’analyse logique formelle.
Austin est un autre représentant du courant de la philosophie du langage ordinaire et l’un des fondateurs de la pragmatique. Il part, pour démêler les questions philosophiques, d’une investigation lente et détaillée de l’usage des expressions correspondantes. Les problèmes philosophiques surgissent lorsqu’on ne prend pas suffisamment garde à l’ensemble des règles parfois très complexes qui régissent l’usage de telle ou telles expression dans le langage ordinaire. Austin, par ailleurs, développe une approche pragmatique du langage, qui vient compléter l’approche syntaxique et l’approche sémantique. Il distingue dans un premier temps plusieurs types d’actes de langage, les actes constatifs d’un côté, et les actes performatifs de l’autre. Puis, dans un deuxième temps, il abandonne cette distinction au profit d’une autre, les actes locutoires, illocutoires et perlocutoires.
Ainsi, la philosophie du langage ordinaire tourne le dos à l’analyse logique du langage qui constituait le mot d’ordre et le fer de lance de la philosophie analytique des origines. L’analyse logique était censée débarrasser l’expression de la pensée des formulations ambiguës maladroites ou trompeuses qui sont inhérentes à l’usage des langues naturelles. Or, Austin semble suggérer qu’il existe un ordre du langage ordinaire, et que les erreurs d’analyse viennent des simplifications et des uniformisations produites par les philosophes. En fait, Austin suggère plutôt que le langage ordinaire est parfois trompeur, maladroit ou ambigu, qu’il porte parfois une ‘métaphysique de l’âge de pierre’, et qu’en cela, il peut et doit être réformé, du moins sur certains points. Cependant, la réforme du langage ordinaire ne peut être entreprise sans avoir au préalable examiné l’ensemble de ses ressources et de ses ressorts15 : ‘Le langage ordinaire n’est certainement pas le dernier mot : en principe, il peut être complété, amélioré, et même supplanté. Rappelez-vous seulement qu’il est le premier mot’.
La différence entre les deux méthodes philosophiques, l’analytique et la phénoménologique, apparaît de la façon la plus manifeste dans la question du sujet. Husserl, mathématicien à l’origine, mais influencé par le psychologue Brentano, choisit pour la phénoménologie la voie d’une psychologie phénoménologique, qui ne se confond pas avec la psychologie empirique. Il s’agit en fait d’une ‘psychologie descriptive des vécus’ qui privilégie une méthode de description des états et des vécus de conscience (Erlebnis) du sujet. En ce sens, la phénoménologie a développé une authentique égologie, une doctrine de l’ego qui occupe une position de fondement pour l’ensemble des vérités et des connaissances produites par le sujet. Chez Husserl, c’est le sujet en tant qu’ego transcendantal qui constitue un objet, lequel est donné dans une expérience sensible qui est elle-même transcendantale : ‘La constitution du je, en tant qu’il constitue une certitude d’être durable, en tant qu’il se maintient par là lui-même dans la totalité de ses résolutions…C’est la constitution du je comme personne, comme sujet perdurant pour un univers d’étants, pour un univers qui existe, pour un monde qui est un corrélat de la personne – ‘personne’ entendu dans un sens exagérément élargi – mais je ne trouve aucun autre mot’16.
Husserl considère que l’hypothèse d’un moi unificateur est inutile, et la personne joue le rôle d’une instance sociale en interaction communicative avec les autres. L’ego transcendantal n’est pas un pôle formel vide comme l’est le Je transcendantal de l’aperception chez Kant, mais un individu concret qui se trouve à l’origine de l’unification des vécus. Ce n’est donc pas une structure formelle a priori, mais c’est une unité fonctionnelle statique, une monade concrète habituelle et sédimentée, ou encore, un lieu d’unification des vécus. Husserl entend produire une philosophie qui se démarque de l’empirisme, victime selon lui du principe d’induction, dans lequel la généralisation n’est qu’un passage contingent du fait particulier à la loi universelle. Or, l’évolution de Husserl le porte à considérer le processus de surgissement de l’idéel à partir de l’expérience concrète du sujet, ainsi que l’émergence du sens à partir de la sensibilité d’un sujet.
Wittgenstein, quant à lui, se livre à une critique radicale de l’égologie cartésienne et par voie de conséquence de toute méthode de la philosophie qui partirait de l’hypothèse d’un sujet substantiel. La philosophie de Wittgenstein suggère dans un premier temps que le sujet, vidé de sa substance, est réduit à un point inerte situé à la limite du monde, qui n’a plus rien d’un sujet pensant, ou d’un sujet représentant. Dans un premier temps, Wittgenstein suggère qu’il est n’est pas permis de dire ‘Il y a un sujet’, mais qu’il y ait un sujet se montre du fait que les limites de mon langage sont les limites de mon monde. Le sujet non substantiel qui se tient à la limite du langage est comme une caractéristique formelle du discours, même s’il n’a pas le même statut que les formes et les propriétés logiques du langage. Dans le Tractatus logico-philosophicus, les seuls énoncés qui sont pourvus de sens sont les énoncés factuels, tandis que les énoncés non factuels (métaphysiques) qui tentent de dire quelque chose sur le sujet sont dénués de sens. Le sujet tombe sous le coup de l’interdit logique final du Tractatus, selon lequel ‘Ce dont on ne peut parler, il faut le taire’, autrement dit, il faut n’en rien dire qui se voudrait philosophique. Les propos de Descartes sur le sujet, par lesquels il lui attribue des qualités spéciales, sont, aux yeux de Wittgenstein, un tissu de non-sens. Il n’est pas permis de dire que le sujet fait partie de ce qui se montre dans le langage, mais seulement, qu’il y a des marques de subjectivité dans le langage.Cependant, le sujet est maintenu par Wittgenstein comme sujet philosophique, ou métaphysique, qu’il distingue du sujet empirique relevant de la psychologie.
Il déplace ensuite son attention, à la faveur du tournant grammatical de sa philosophie, vers la grammaire du sujet, dans laquelle le pronom ‘je’ fait l’objet d’une enquête approfondie, laquelle sape à la base toute entreprise philosophique du sujet qui se fonderait sur le Cogito. Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein pose la question du sujet des règles linguistiques et développe la perspective paradoxale d’une subjectivité sans sujet. Le sujet n’est pas en son langage comme un pilote en son avion, et s’il y a un, c’est plutôt un pilote automatique. La ‘machine’ des règles opère d’elle-même, à partir d’une donnée absolue qui est le lien des noms aux objets. Cependant, dans la seconde philosophie, la machine des règles ne fonctionne plus : ce n’est pas de leur propre chef que les règles s’appliquent, la contribution du locuteur au langage est prise en compte, et il y a bien un pilote dans l’avion. En fait, si rien n’implique dans l’expérience ou dans le langage qui la décrit qu’il soit le langage ou l’expérience d’un sujet dans le Tractatus, la grammaire de la subjectivité dans les Recherches philosophiques porte attention aux actes de langage. Elle s’intéresse à la valeur instrumentale et au rôle grammatical de certaines parties du discours comme ‘je’.
III. Constitution du sujet et dialectique
La constitution du sujet peut donner lieu à un examen relevant d’une méthode particulière, en l’occurrence la dialectique, qui propose une reconstitution de la subjectivité d’un sujet à travers l’examen de sa philosophie. Ainsi, je voudrais essayer de montrer que, en matière de constitution, la philosophie peut déployer une démarche propre, à mi-chemin de l’analytique et de la phénoménologie, qui la distingue de celle des sciences humaines et sociales, sans pour autant se substituer à elles. Parmi ces démarches, on peut mentionner les différentes méthodes biographiques, qu’il s’agisse des entretiens, des narrations sous forme de récits de vie, la seule différence étant qu’il s’agit ici d’une biographie philosophique.
La notion de constitution philosophique désigne les structures conceptuelles et expérientielles d’arrière-plan qui conditionnent le raisonnement, le jugement et le comportement d’un sujet en situation. La prise de conscience philosophique peut et doit permettre de prendre de la distance à l’égard de structures qui le façonnent, mais qui se distinguent précisément par le fait qu’elles sont inconscientes ou implicites. Une fois incorporées dans des habitudes, ces structures constituent le genre de conditions dont il est difficile – certains diraient même, impossible – de prendre conscience. Or, une telle prise de conscience est non seulement possible, mais elle est en outre nécessaire, car ces structures conditionnent le rapport de l’individu au réel et à l’idéal, ainsi que le champ des possibles que ce rapport au réel et à l’idéal permet d’envisager pour son être et son devenir.
On peut concevoir une méthode qui articule les deux dimensions conceptuelles et expérientielles de la philosophie analytique et de la philosophie phénoménologique. Cette méthode dite dialectique, en l’occurrence, fonctionne comme une sorte de philosophie synthétique, en ce sens qu’elle articule l’analyse conceptuelle avec l’analyse expérientielle :
La philosophie phénoménologique, en particulier dans son versant pragmatique, s’est concentrée sur l’expérience ordinaire du sujet. La philosophie analytique, également dans sa version pragmatique, s’est concentrée sur le langage ordinaire. La notion de philosophie ordinaire suggère d’aller un peu plus loin, de faire un pas de plus en direction de la structure de la pensée (conceptuelle) et du vécu (expérientiel) d’un sujet. L’avantage d’une méthode philosophique vouée à l’examen du langage ou de l’expérience ordinaire est de respecter la complexité des usages du langage par des hommes de chair et d’os, et de ne pas s’enfermer dans les structures formelles de la logique, qu’elle soit sémantique ou syntaxique. L’inconvénient d’une telle méthode est d’en rester à une philosophie du langage ou de l’expérience ordinaire, alors qu’il serait possible de faire un pas de plus en examinant presque à rebours une philosophie ordinaire au moyen du langage et de l’expérience. De ce point de vue, la philosophie logique, fut-elle une pragmatique, demeure au seuil de l’ambition philosophique séculaire présente aussi bien chez Socrate que chez Kant ou Popper. Cette ambition de la philosophie consiste à rechercher en chaque homme un philosophe qui s’ignore, ou à apprendre à chaque homme à philosopher, plutôt que lui apprendre la philosophie. Kant disait en sont temps : ‘On n’apprend pas la philosophie, on ne peut apprendre qu’à philosopher’. Popper ajoutait : ‘Alle Menschen sind philosophen’, (‘Tous les hommes sont philosophes’).
Ainsi, la constitution du sujet peut être examinée au plan philosophique en prenant en compte ce que je propose d’appeler la philosophie ordinaire du sujet. L’usage courant du mot ‘philosophie’ renvoie en fait le plus souvent à la notion de ‘manière de penser et d’agir’, de ‘conception du monde et de la vie’, de ‘principe général’, ou de ‘procédé de méthode’ dans le sens commun du mot. Par exemple, il arrive fréquemment d’entendre dire, de la bouche d’un non philosophe, que ‘Notre philosophie consiste à écouter d’abord, et à décider ensuite’, ou que ‘Martin a une philosophie du travail que j’apprécie’, ou encore, que ‘La philosophie de l’entraînement pour les athlètes est d’alterner l’effort violent et les plages de repos’. On pourrait citer ce mot d’un jeune sportif d’aujourd’hui, vedette mondiale du ballon rond, dissertant sur l’idée qu’il se fait de son sport, du rapport qu’il peut avoir avec lui, et de la place qu’il occupe dans sa vie : ‘A chaque fois que j’entre sur le terrain, c’est pour m’amuser. C’est la base de mon jeu. Et ça le restera. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai tout de suite choisi le football. Ce sport est d’abord un amusement pour moi. Cette philosophie ne changera pas, même au moment où j’arrêterai ma carrière. Mais ce temps-là est encore très loin’.
Il est difficile de se représenter, pour qui n’y prend pas garde, à quel point ce propos banal et anodin émanant d’un non philosophe, en l’occurrence un sportif de haut niveau, est une mine pour le philosophe. Il contient en quelques phrases d’une remarquable concision une multitude d’enseignements sur la conception qu’un homme se fait du jeu, du travail, du plaisir, du choix, de la réussite, du sens, de la vie, et du temps. Il faut seulement que le philosophe de métier ôte sa lunette de vue et son cornet d’écoute, et qu’il apprenne à regarder et à entendre la philosophie dans ce qui semble n’être qu’un propos banal et anodin, tout juste digne du café du commerce ou de la rubrique de sport. S’il prend la peine d’ouvrir ses yeux et ses oreilles, d’aller regarder et entendre les êtres humains qui l’entourent, de les questionner sur leurs conceptions propres (de la vie, du monde, du travail, de la connaissance, de l’action, de la volonté, du goût, de la justice, de l’amour, de l’éducation, etc.), il sera surpris par la profondeur de ces philosophies ordinaires, et par la grandeur des philosophes dits profanes qui en sont les créateurs souvent inconnus ou involontaires. Ce genre d’expérience philosophique fait accéder à une dimension de l’être humain qui se situe aux antipodes d’une image cynique de l’homme, avachi et hébété par le matérialisme d’une société de production et de consommation qui, soi disant, à tué chez lui toute disposition à la pensée.
C’est ainsi que, au sein de la philosophie, il existe d’un côté, une philosophie savante, et de l’autre, une philosophie non savante, la philosophie ordinaire. Celle-ci comporte :
- (1) Un volet idéologique qui renvoie aux ‘conceptions’ d’un sujet, ses idées propres au sens large du terme.
- (2) Un volet phénoménologique qui renvoie aux vécus ou ‘apparitions’ d’un sujet – autrement dit, les expériences vécues telles qu’elles ‘apparaissent’ à un sujet.
Ainsi, les deux dimensions idéologique et phénoménologique sont mises en relation dans l’examen d’une philosophie ordinaire, car les concepts (concernant la justice, le travail, l’amitié, le temps, la nature, l’intelligence, etc…) sont aussi façonnées par des expériences, et réciproquement.
La méthode dialectique permet de reconstruire le procès d’une philosophie ordinaire au cours de la vie d’un sujet dans un espace et un temps donnés. Elle tente de construire, mais aussi de dé-construire et de re-construire l’évolution des concepts reliés à des expériences (ou plus exactement, des ‘conceptions’ et des ‘apparitions’) caractéristique d’une biographie philosophique. Il importe de pouvoir reconstituer les modalités par lesquelles des milieux distincts ou successifs, telles que la famille, l’école, le travail, etc, ont pu conditionner, et jusqu’à quel point, la philosophie ordinaire d’un individu. Cependant, ce ne sont pas tant les actes ou les habitudes propres à un milieu qui sont examinés ici, que les affinités, ou les absences d’affinités entre la philosophie d’un sujet et celles d’autres sujets appartenant à ces milieux successifs. L’interprétation de l’individu n’est pas dénuée de subjectivité, mais le dialecticien pourra la mettre en parallèle afin de la questionner et de l’éprouver avec une interprétation différente ou concurrente, la sienne, ou celle d’autres individus. Il importe également de pouvoir reconstituer les modalités (événements, situations) par lesquelles une philosophie ordinaire a pu connaître une bifurcation. Une bifurcation peut consister dans les cas les plus significatifs en un changement de structure, ou du moins un profond ‘décadrage’ et ‘recadrage’ des cadres habituels, tant conceptuels qu’expérientiels, qui forment une structure.
La méthode dialectique considérée ici, bien qu’elle s’en réclame, se distingue quelque peu de la tradition de la maïeutique de Socrate, qui elle-même appartient à la dialectique en tant que dialogue voué à la recherche de la vérité. La dialectique du sujet permet, dans un dialogue entre ‘philosophe expert’ et ‘philosophe profane’, de reconstruire le système de significations de la philosophie d’un sujet et de le mettre à l’épreuve d’un autre système de significations possibles. Le dialogue entre un ‘philosophe expert’ et un ‘philosophe profane’ suppose cependant que certaines conditions de l’échange soient réunies. Les conditions du dialogue philosophique peuvent jusqu’à un certain point rejoindre l’idéal du dialogue socratique, à condition toutefois de renoncer à la tentation monologique de Platon, qui fait du dialogue un prétexte à l’exercice de la philosophie par Socrate et à la recherche de l’essence et de la vérité. Le dialogue philosophique proposé dans la méthode dialectique utilise les ressources de la philosophie, et en particulier son aptitude à l’examen conceptuel et expérientiel. Cependant, il s’agit d’une recherche qui n’est pas d’emblée orientée vers la connaissance de la vérité, mais vers la réflexion sur soi, et, autant que possible, vers la transformation de soi.
Il importe de préciser, par ailleurs, que la méthode dialectique ne s’apparente pas à la méthode scientifique et positive du questionnaire ou de l’entretien couramment utilisés dans les sciences humaines et sociales. Elle n’est pas une méthode inspirée de la psychologie, en particulier la ‘psychologie des profondeurs’ de Freud, éventuellement transférée vers la sociologie, comme dans l’herméneutique des profondeurs de Habermas. Un examen dialectique utilisant un récit et recourant à des épreuves et des exercices occupe, en tant que méthode philosophique, une place qui lui est propre par rapport à l’ensemble des méthodes que proposent la science, la morale ou la religion. En ce sens, la méthode dialectique du philosophe ne se substitue ni à celle du psychologue ou du physiologue, ni d’ailleurs à celles de l’anthropologue ou du théologien.
Il est utile de rappeler, en outre, que la méthode dialectique n’est pas uniquement dialogique (méthode du dialogue) et peut aussi être monologique (méthode du monologue). Il existe en effet un socle de thèmes et de problèmes propre à la tradition dialectique (identité et altérité, unité et multiplicité, contradiction, aliénation, etc…) qui ne présume pas de leur traitement au moyen de la méthode du dialogue. Il est ainsi possible de produire un examen de sa propre philosophie ordinaire sans recourir à la médiation d’un dialogue avec autrui. Seulement, à certaines conditions, le dialogue permet, grâce à l’échange avec autrui, en l’occurrence, le philosophe ‘expert’, d’accéder à une autre perspective sur Soi et sur sa philosophie propre. Il est notable, de surcroît, que la méthode dialectique ne se limite pas à l’examen de la philosophie d’un individu, et qu’elle peut très bien fonctionner avec un groupe d’individus. Par exemple, une association, un syndicat, le service d’une administration ou d’une entreprise, ou tout simplement, un groupe d’amis ayant un projet commun, peuvent très bien ressentir à un moment le besoin de clarifier leur philosophie. Dans ce cas, les différentes étapes de la méthode dialectique ont une portée d’emblée plus intersubjective, et en particulier, l’étape finale de mise en commun revêt une importance supérieure.
Sans entrer dans le détail, on peut prendre l’exemple de Paul, dont la philosophie ordinaire comprend une certaine conception ainsi qu’une certaine expérience de la vie, qui peuvent être appréhendées selon le double plan idéologique et phénoménologique. Pour lui, la vie est une sorte de cycle comprenant d’abord la croissance, la découverte, l’apprentissage, ensuite, l’accomplissement, la plénitude, l’équilibre, et enfin, le déclin et la disparition. Ces étapes successives de l’existence correspondent aux étapes concrètes de la naissance, de l’enfance, de l’adolescence, de la maturité, de la vieillesse, puis de la mort. C’est un peu, dans l’esprit de Paul, comme s’il s’agissait d’un livre que l’on a ouvert un jour, dont on a tourné les pages durant la vie, et que l’on va finir par refermer pour toujours. Paul déclare avoir peur de la mort, qui lui semble être l’équivalent d’un grand saut dans l’inconnu, en tout cas d’une chose absurde et triste, qui le fait douter radicalement du sens de la vie. Du moins, ce doute s’empare de lui dès qu’il commence à y penser sérieusement, ce qu’il se refuse à faire par peur de ne pouvoir répondre à des questions qu’il juge sans réponse. Il concède néanmoins que cette peur de la mort s’est atténuée avec le temps, en particulier depuis qu’il a eu des enfants, qui lui ont fait accepter l’idée qu’ ‘on ne fait que passer sur cette Terre, et qu’il faut laisser la place aux générations qui viennent après nous’. Il se sent moins angoissé qu’avant par la perspective de disparaître de la Terre et de ne laisser qu’une toute petite trace dérisoire dans ‘la grande roue de la vie’. La maturité de l’âge adulte auquel il est parvenu permet à Paul de porter un regard plus serein sur l’existence que celui qu’il portait lorsqu’il était moins âgé. Pour rien au monde, il ne souhaiterait revivre ses vingt ans, alors même qu’il était plus jeune, plein de vie et d’avenir, avec un corps en meilleur forme, un esprit moins occupé par les taches et les soucis du quotidien. Car, à l’époque de ses vingt ans, il était inquiet et malheureux, ne savait tout simplement pas ce qu’il allait faire de sa vie, et ne comprenait pas, comme Nizan, les propos des gens lui affirmant que ‘c’est le plus bel âge de la vie’.
En fin de compte, la méthode dialectique consiste à essayer de reconstruire la philosophie d’un sujet de façon à susciter chez lui une prise de conscience de sa constitution philosophique. La recherche dialectique menée sur une philosophie ordinaire consiste en fait pour un individu à se demander, en dialogue (ou non) avec un philosophe : quel est ma philosophie ordinaire pour ce qui concerne telle ou telle conception (la vie, le travail, la justice, l’éducation, etc…) ? Qu’est-ce qui, dans mon histoire individuelle, ou dans l’histoire collective, peut éclairer par une sorte d’effet de résonance, le procès de ma philosophie ? En quoi ma philosophie ordinaire emprunte à, ou se rapproche des philosophies ordinaires d’autres individus ou d’autres groupes d’individus, qu’ils soient philosophes de métier ou non ?
L’examen de la constitution philosophique du sujet est de nature biographique, mais il ne s’agit pas d’une biographie classique, telle que peuvent la pratiquer les historiens. Il s’agit d’une biographie idéologique (une idéobiographie) ainsi que d’une biographie phénoménologique (une phénobiographie) avec laquelle elle est mise en relation. La biographie philosophique est l’examen philosophique du système d’idées et de phénomènes, composant une philosophie ordinaire, telle qu’elle s’est construite dans ses multiples dimensions et situations, au cours des événements et des réflexions qui ont jalonné l’existence d’un individu.
- (1) L’idéobiographie : l’examen dialectique des concepts qui constituent la philosophie d’un sujet, tels qu’il les a développé dans sa vie, et tels qu’il les utilise selon certaines règles d’usage, sur le mode d’une conception.
- (2) La phénobiographie : l’examen dialectique des expériences qui constituent la philosophie d’un sujet, telles qu’il les a faites dans sa vie, et telles qu’elles lui sont données dans son vécu personnel, sur le mode d’une apparition.
Ainsi, l’idéobiographie représente la voie idéologique qui s’inspire de la méthode de l’analyse conceptuelle (‘l’analyse des idées’), dans le cadre d’une philosophie du langage ordinaire. La phénobiographie représente en comparaison la voie phénoménologique qui s’inspire de la méthode de l’analyse expérientielle (‘l’analyse des phénomènes’), dans le cadre d’une philosophie de l’expérience ordinaire. Ces deux voies philosophiques, l’une idéologique, l’autre phénoménologique, ne sont pas dans la méthode dialectique le résultat d’un compromis entre les deux méthodes conceptuelles et expérientielles. En ce sens, elles ne relèvent pas d’une sorte d’éclectisme ou d’œcuménisme philosophique, dans lequel le dépassement du cercle dialectique signifie peu ou prou la conciliation ou la réconciliation des méthodes. Il s’agit bien plutôt d’un parallélisme méthodologique, dans lequel l’apport d’une méthode est complété et ajusté en fonction de l’apport d’une autre méthode.
Pour le dire en deux mots, dans le cas du concept de ‘travail’, par exemple, si (1) l’analyse conceptuelle menée dans le cadre de l’idéographie aboutit à une signification du concept, telle que : ‘Travail = activité où je fournis un effort en vue d’une salaire’, mais si (2) l’analyse expérientielle menée dans le cadre de la phénobiographie aboutit à une signification de l’expérience, telle que : ‘Je vis parfois mon travail comme une sorte de loisirs’, alors (3) il y a une dissonance entre l’analyse conceptuelle et l’analyse expérientielle, entre le concept et l’expérience – du moins dans le cadre de l’examen de la philosophie du sujet. Il importe alors de reconsidérer la relation entre la règle d’usage du concept et l’expérience vécue par le sujet, selon un procédé d’équilibre réflexif de l’un à l’autre.
Il existe plusieurs étapes du procès d’analyse et de synthèse dialectique, reliant les aspects conceptuels et expérientiels, de la philosophie ordinaire d’un sujet :
- Signification (ou ‘sémèse’, du grec sema, le sens)
- Evolution (ou ‘genèse’, du grec genesis, le devenir)
- Probation (ou ‘docimèse’, du grec dokimos, l’épreuve)
- Dé-construction (ou ‘exégèse’, du grec exegesis, mettre au dehors)
- Re-construction (ou ‘idièse’, du grec idios, le propre)
- Co-construction (ou ‘koïnèse’, du grec koïnos, le commun)
Les étapes de la méthode dialectique
Idéologie (‘idées’) |
Méthodologie (‘dialectique’) |
Phénoménologie (‘phénomènes’) |
---|---|---|
Quelle signification de l’idée (‘conception’) ? | SémèseConstruction d’une philosophie ordinaire | Quelle signification du phénomène (‘apparition’) ? |
Quelle évolution de la conception ? | GenèseEvolution d’une philosophie ordinaire | Quelle évolution de l’apparition ? |
Quelle attestation de la conception ? | DocimèseProbation d’une philosophie ordinaire | Quelle attestation de l’apparition ? |
Quelle aliénation de la conception ? | ExégèseDé-construction d’une philosophie ordinaire | Quelle aliénation de l’apparition ? |
Quelle adhésion à telle ou telle conception ? | IdièseRe-construction d’une philosophie ordinaire | Quelle adhésion à telle ou telle apparition ? |
Quelle approximation d’une conception à l’autre ? | KoïnèseCo-construction d’une philosophie ordinaire | Quelle approximation d’une apparition à l’autre ? |
On peut donner un exemple de l’étape de probation dans le cas d’un sujet qui entreprend de réfléchir sa philosophie de l’éducation, en se limitant à l’épreuve conceptuelle et expérientielle réalisée par le texte. Il serait possible de la mener aussi bien par le son ou l’image, par exemple, en recourant à de la musique ou de la photographie.
L’étape de probation (3)
‘Il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine’. | ‘Il faut surtout bien savoir lire, écrire et compter’. |
‘L’éducation, c’est la discipline et l’instruction’. | ‘Les voyages forment la jeunesse’. |
‘L’éducation consiste à mettre quelqu’un dans le droit chemin’. | ‘L’éducation est l’art de cultiver ses talents’. |
‘L’éducation est multiple : elle doit concerne l’intellect et les sens’. | ‘L’homme est comme un bâton tordu, l’éducation le redresse’. |
‘L’éducation n’est pas qu’intellectuelle : elle est aussi morale, artistique, sociale’. | ‘La bonne éducation se reconnaît tout de suite’. |
‘L’éducation implique et requiert la sanction’. | ‘Un homme mal éduqué ne peut rien faire dans la vie’. |
‘L’éducation en concerne pas que les enfants, il faudrait aussi éduquer les parents’ | ‘L’éducation n’est qu’une fondation, il faut ensuite construire sa propre maison’. |
‘L’éducation était mieux avant’. | ‘Le but de l’éducation, c’est l’autonomie’. |
‘L’éducation d’aujourd’hui fabrique des enfants gâtés, des ignorants et des insolents’. | ‘Le but de l’éducation, c’est l’obéissance’. |
‘L’éducation d’aujourd’hui est moins sévère et plus épanouissante’. | ‘Le but de l’éducation, c’est de former des travailleurs et des citoyens’. |
‘On n’apprend plus rien à l’école’. | ‘On devrait restaurer l’instruction civique’. |
Au total, la biographie a toute sa place au sein d’une philosophie qui ne considère plus le sujet comme une sorte d’imposture héritée de la tradition. L’examen philosophique, distinct de l’examen de conscience, apporte son éclairage sur la structure d’une philosophie qui, à son tour, donne un éclairage, parmi d’autres possibles, sur la structure du sujet, autrement dit, sur sa constitution philosophique. La constitution du sujet, telle que j’ai essayé de la définir, est en fait la constitution philosophique du sujet. En cela, la philosophie ne se limite pas à la méthode issue du structuralisme, celle de l’archéologie notamment, qui se prolonge en une herméneutique. Un structuralisme est possible aujourd’hui, mais encore faut-il y inclure la figure, ou plus exactement, les figures du sujet, de sorte qu’il évolue vers un structuralisme du sujet, ou structuralisme subjectif.
La biographie philosophique, en tant qu’idéographie et phénobiographie, peut être assumée par une méthode dite dialectique, qui articule de façon synthétique l’analyse conceptuelle et l’analyse expérientielle. Ainsi, la méthode dialectique relève d’une philosophie synthétique qui articule les deux méthodes antagonistes de la philosophie analytique et de la philosophie phénoménologique. Elle tient dans la même main l’analyse conceptuelle (‘idéelle’, ‘grammaticale’) et l’analyse expérientielle (‘phénoménale’, ‘apparentielle’), qui constituent les deux grands pôles de l’analyse philosophique. Cependant, la méthode dialectique de la biographie philosophique, comprenant l’idéobiographie et la phénobiographie, n’est ni une physiologie, ni une psychologie, ni une anthropologie. Il s’agit d’une méthode qui appartient en propre à la philosophie, encore qu’elle puisse être tenue pour complémentaire d’autres méthodes ayant cours dans d’autres disciplines.
La dialectique du sujet se distingue d’une herméneutique du sujet à la Foucault en ceci, qu’elle ne met pas en parallèle uniquement la connaissance de soi et le souci de soi, mais un triptyque épistémique / éthique / esthétique, qui porte à considérer la connaissance de soi, la volonté de soi, ainsi que le goût de soi. La méthode dialectique procède d’un ‘socratisme à double sens’ (Schwartz) : elle reprend la tradition de la maïeutique issue de Socrate, mais en articulant le plan conceptuel et le plan expérientiel. Elle consiste en un dialogue entre un philosophe expert et un philosophe profane, mais un dialogue dans lequel chacun peut apprendre de l’autre. Le philosophe profane peut apprendre du philosophe expert, moyennant un travail personnel d’enquête, quelle est sa philosophie, et de quelles autres philosophies, du passé ou du présent, elle se rapproche ou se distingue. A l’inverse, le philosophe expert peut apprendre du philosophe profane la variété et la plasticité des structures de relations entre concepts et expériences, entre ‘conceptions’ et ‘apparitions’, qui font la diversité des philosophies ordinaires et de la philosophie tout court.
La méthode dialectique vouée à l’examen d’une philosophie ordinaire se distingue de la psychologie, et en particulier de la psychopathologie, par le fait qu’elle ne se fonde pas sur une visée de réduction de la pathologie, ce qui ferait d’elle en quelque sorte une ‘anti-pathologie’. En ce sens, elle prend le contre-pied du mot d’ordre de Wittgenstein, en suggérant que la philosophie, certes, n’est pas une théorie, ou du moins pas seulement, car c’est aussi une pratique, mais en outre, que la philosophie n’est pas une thérapie. Autrement dit, une personne qui s’engage dans un exercice dialectique d’examen de sa philosophie propre, sa philosophie ordinaire, peut très bien le faire dans une visée de connaissance de soi, éventuellement de transformation de soi. Mais elle peut tout à fait entrer dans cette démarche d’exploration philosophique pour des raisons, ou des motivations, qui n’ont rien à voir avec une quelconque pathologie, cette personne n’étant pas en souffrance de quoi que ce soit.
Pour terminer, on pourrait dire de la biographie philosophique, de la philosophie ordinaire qu’elle examine, et de la méthode dialectique qu’elle utilise, ce que William James disait à propos du pragmatisme naissant : c’est un ‘mot nouveau pour de vieilles idées’. Si ceux qui la découvrent ne voient en elle aucune nouveauté, mais au contraire, le prolongement d’une tradition ancienne de la philosophie, cela non seulement ne pose aucune espèce de problème, mais au contraire, est une sorte de compliment pour son auteur. Elle rejoint en effet l’idée que l’auteur peut se faire de cette tradition, en particulier celle de Socrate, de Platon et d’Aristote, dont toute la philosophie occidentale n’est pour lui qu’un long commentaire.
***
Dans la discussion faisant suite à l’exposé, Francis Chateauraynaud rappelle l’importance des dispositifs de médiation qui impliquent des réseaux et permettent la traduction d’une idée ou d’un phénomène. C’est un point que l’exposé n’a pas beaucoup abordé, car il se concentrait sur la constitution du sujet, sans s’étendre sur les relations entre sujets et objets, ou entre actants humains et non-humains constitutifs d’un réseau, pour parler le langage de Bruno Latour et de l’Actor-Network Theory (ANT).
Du point de vue de la dialectique, considérée comme un procès de transformation des idées en phénomènes, et réciproquement, des phénomènes en idées, il est permis de faire le détour par un ensemble de médiations qui sont absentes du ‘circuit court’ reliant idéologie et phénoménologie. Ces médiations sont constituées par les dispositifs et les réseaux mis en place dans un procès de transformation et qui relève, dans un sens différent du terme néologique créé par Régis Debray, d’une ‘médiologie’.
Ces médiations ont souvent été négligées par la tradition historique de la dialectique, de Platon à Hegel, au prix d’un certain idéalisme de la philosophie, et quant elles ne le furent pas, comme chez Marx, ce fut au nom d’un matérialisme qui en prenait le contre-pied. Cependant, ces médiations furent tenues le plus souvent pour des aspects ou des considérations ne relevant pas de la philosophie à proprement parler (l’hétérophilosophie comme ‘Autre de la philosophie’), mais plutôt de la science, et en particulier, de la science sociale. Or, au sein de la dialectique, la méthode n’est pas condamnée à un enfermement dans l’alternative opposant l’idéalisme (Hegel) et le matérialisme (Marx), pourvu que l’on prenne la peine de suivre la voie d’une dialectique de la médiation. Une méthode dialectique contemporaine peut ainsi proposer d’examiner les transformations selon un ‘circuit long’ comprenant les différentes activités, dispositifs et choses au moyen desquels s’opère la médiation entre conceptions et vécus.
Cette option méthodologique peut être résumée de façon très sommaire dans le schéma suivant :
![](http://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/177/files/2012/05/lavelle5.png)
Le circuit dialectique
On peut ainsi faire la différence entre deux circuits de la dialectique qui permettent de faire le lien entre les idées (conceptions) et les phénomènes (vécus) :
- Le circuit ‘court’ (I) qui met en relation le plan idéologique et le plan phénoménologique, celui des conceptions et des vécus.
- Le circuit ‘long’ (II) qui met en relation le plan idéologique et le plan phénoménologique, mais en faisant le détour par le plan médiologique (médiations), lequel comprend notamment les médiations herméneutiques (cultures, traditions, interprétations), les médiations pragmatiques (actions, expérimentations, traductions), enfin, les médiations organiques (matières, corps, instruments).
Il s’agit là de quelques pistes de recherche encore non abouties, mais qui permettent d’envisager, au sein d’une philosophie de la médiation d’inspiration dialectique, une articulation entre la constitution du sujet et la constitution des objets.
Quelques références bibliographiques
Balibar E. (2005) ‘Le structuralisme : une destitution du sujet’, Revue de métaphysique et de morale.
Balibar E. (1998) ‘L’invention européenne de la conscience’, in B. Lechevalier et alii, La conscience et ses troubles, Paris-Bruxelles.
Baudoin Jean-Michel (2010 De l’épreuve autobiogaphique, Peter Lang.
Benoist J. (2001) L’idée de phénoménologie, Beauchesne, Paris.
Benoist J. (2001) ‘Le sujet, ou plutôt la subjectivité’, in L’idée de phénoménologie, Beauchesne, Paris.
Benoist J. (1884) Autour de Husserl. L’Ego et la raison, Vrin, Paris.
Benoist J. (1999) ‘Le sujet dans le langage. Wittgenstein et la grammaire de la subjectivité’, Revue de métaphysique et de morale, Paris.
Benoist J. (1995) ‘La subjectivité’, in D. Kamboucner, Notions de philosophie, Folio.
Boulnois (2006) Généalogies du sujet, Vrin, Paris.
Bourdieu (2004) Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, Paris.
Bourdieu P. (1986) ‘L’illusion biographique’, ARSS, vol 62, n°62-63
Bouveresse J (1987) Le mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Les Editions de Minuit, Paris.
Canguilhem G. (1967) ‘La mort de l’homme ou l’épuisement du Cogito?’, Critique.
Chédin J.L. (1997) La condition subjective. Le sujet entre crise et renouveau, Vrin, Paris
Copcec J. (1994) Supposing the Subject, Verso, Londres-New York.
Cormier P. (1994) Généalogie de la personne, Critérion, Paris.
Depraz N. (2006) Comprendre la phénoménologie, Armand Colin, Paris
Depraz N. (1999) Husserl, Armand Colin, Paris.
Descombes V. (2004) Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir par soi-même, Gallimard, Paris.
Dummett M. (1991) Les origines de la philosophie analytique, Gallimard, Paris.
Ellis C., Flaherty M. (1992) Investigating Subjectivity. Research on Lived Experience, Newbury Park, CA Sage.
Foucault M. (2001) L’herméneutique du sujet, Gallimard, Paris.
Foucault M. (1966) Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Paris.
Frie R. (1997) Subjectivity and Intersubjectivity in Modern Philosophy and Psychoanalysis, Rowman and Littlefield Publishers.
Gauchet M. (2009) ‘Personne, individu, sujet personnalité’, in Histoire du sujet et théorie de la personne, Presses Universitaires de Rennes, Rennes.
Guenancia (1995) ‘L’identité’, in D. Kamboucner, Notions de philosophie, Folio.
Gusdorf G. (2001) Lignes de vie, t.1 Les écritures du moi, t.2 Autobiogaphie, Odile Jacob, Paris.
Habermas J. (1995) Sociologie et théorie du langage, Armand Colin, Paris.
Habermas J. (1987) Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris.
Hermetet A.R., Paul J.-M. (dir.) (2010) Ecritures autobiographiques. Entre confession et dissimulation, Presses Universitaires de Rennes.
Housset E. (1997) Personne et sujet chez Husserl, PUF, Paris
Jaffro L. (2001) ‘Habermas et le sujet de la discussion’, Cités, n°5, p.71-85.
Leclerq B. (2008) Introduction à la philosophie analytique, De Boeck, Bruxelles.
Libera (de) A. (2010) Archéologie du sujet. La quête de l’identité (t.2), Vrin, Paris.
Libera (de) A. (2007) Archéologie du sujet. Naissance du sujet (t.1), Vrin, Paris.
Pastorini C. (2011) Ludwig Wittgenstein. Une introduction, Pocket, Paris.
Ricoeur P. (1965) ‘Le dernier Husserl et le dernier Wittgenstein sur le langage’, Fonds Ricoeur.
Ricoeur P. (1990) Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.
Romano C. (2010) Au cœur de la raison, la phénoménologie, Gallimard, Paris.
Russell B. (1961) Histoire de mes idées philosophiques, Gallimard, Paris.
Seron D. (2001) Introduction à la méthode phénoménologique, De Boeck, Bruxelles.
Spiegelberg (1982) The phenomenological movement. A historical introduction, Martinus Nijholff Publihers, The Hague, Boston, London.
Shmitz H. (1968) Sujektivität, H. Bouvier, Bonn.
Soulez A. (1994) ‘Le sujet chez Wittgenstein : qui la grammaire soigne-t-elle ?’, in A. Soulez, F. Schmitz, J. Sebestik, Grammaire, sujet, signification, L’Harmattan.
Wegleris E. (2010) La consultation philosophique. L’art d’éclairer l’existence. Eyrolles, Paris.
- Voir les vidéos du séminaire consacré au “for intérieur” en novembre 2010, sur ce carnet de recherche : Le for intérieur, un appui ultime de la résistance ?.
- Voir PMO, “Clinatec : le laboratoire de la contrainte“, Grenoble, 1er septembre 2011
- La méthode de Foucault est connue sous le nom d’archéologie, mais elle a évolué en empruntant les voies de la généalogie, puis de l’herméneutique.
L’archéologie a pour fonction de mettre à jour un a priori historique, conçu comme la version historique de la critique de Kant, autrement dit, de remonter aux conditions de possibilités d’une empirie (Les mots et les choses, L’archéologie du savoir). Il s’agit de dégager les épistèmaï afin de rendre compte de la pensée d’une époque en général, sur la base de l’étude des pratiques et des formations discursives, de leurs conditions d’exercice, de leurs règles et de leurs évolutions.
La généalogie, terme emprunté à Nietzsche, se donne pour objet la généalogie des régimes de vérité, en décalage par rapport à l’archéologie, compte tenu de l’insuffisance de l’a priori historique et des épistèmaï. L’étude des conditions de possibilité d’un savoir exige de prendre en compte dans l’analyse les relations entre savoir et pouvoir, ainsi que leur genèse commune (Surveiller et punir).
Ces deux méthodes sont jugées complémentaires par Foucault dans L’ordre du discours : la première dégage les caractères généraux des pratiques discursives particulières ; la deuxième les révèle comme volonté de savoir, autrement dit, elle révèle les effets de pouvoir d’un savoir.
L’herméneutique devient pour Foucault une sorte de passage obligé à partir du moment où l’attention qu’il vient à porter au sujet et à la subjectivité ne peut s’inscrire dans le cadre d’une archéologie ou d’une généalogie. Il s’agit d’une herméneutique, non des concepts, dans le style d’une ‘histoire des idées’, mais des pratiques de la subjectivité, des techniques de soi (L’usage des plaisirs, L’herméneutique du sujet).
- Bourdieu (1986).
- qui essaie ‘comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un ‘sujet’ dont la constance n’est sans doute que celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations, Pierre Bourdieu () ‘L’illusion biographique’, Le métier de sociologue, p.
- ‘Les sujets eux-mêmes n’ont été formés pour devenir des sujets capables de parler et d’agir qu’en relation avec des actes de reconnaissance réciproque ; car c’est seulement leur compétence communicationnelle, autrement dit leur capacité de parler (et d’agir) qui les constitue en tant que sujets’, Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, p. 73.
- Ce n’est pas le moindre des paradoxes du structuralisme de déboucher au final sur une réhabilitation du sujet, à tel point que certains (Balibar) n’hésitent pas à faire de ce courant, longtemps considéré à tort ou à raison comme anti-humaniste, une enceinte, et même un bastion de l’humanisme (cf Balibar 2005).
- On pourrait également citer la conception développée par Allport en 1937, pour qui le Soi, ou la conscience de soi, est la présence en nous d’un sujet épistémique qui nous fait ressentir et unifier l’ensemble des états éprouvés. Le sens du Soi ou de l’identité est composée de sept éléments essentiels : (1) Le sentiment corporel (2) Le sentiment de l’identité du Moi dans le temps (3) Le sentiment des appréciations sociales de notre valeur (3) Le sentiment de possession (5) Le sentiment de l’estime de soi (6) Le sentiment de pouvoir raisonner (7) L’effort central, ou intentionnalité de l’être. Ces facteurs sont placés dans l’ordre de leur apparition génétique, et les sentiments qui leur correspondent répondent à des nécessités fondamentales ou des besoins de la nature humaine.
- Marcel Gauchet, Gauchet M. (2009).
- Boèce, Contra Eutychen et Nestoria, chap 3.
- ‘Le type d’enquête que je propose mérite le nom d’archéologie dans la mesure où dans l’archive philosophique antique, médiévale, postmédiévale, classique et moderne, disséminée dans la pluralité des langues, des lieux et des techniques de production et de transmission des savoirs, celle des arguments, des principes et des méthodes, celle aussi, des formes littéraires et des protocoles d’énonciation, passe quelque chose du souci foucaldien de ‘reconnaître partout la pensée ‘en sa contrainte anonyme’, et de traquer l’histoire restée muette même là, et surtout là ou ‘je’ s’affirme comme sujet. L’archéologie du sujet n’a pas pour objet l’étude du langage ordinaire, mais l’analyse des discours. Nous ne collectionnons pas des faits de langue ; nous ne cherchons pas de modèle idéal…, nous ne sommes pas linguistes. Nous travaillons sur un discours : le discours du sujet, et sur un avènement théorique : la subjectivation du je ou du moi. Cet avènement ne marque pas une étape nouvelle au sein d’un paradigme unique, univoque et cohérent, mais un changement de paradigme, une figure nouvelle de la discursivité’, in Alain de Libera, L’archéologie du sujet, tome 1, pp. 80-81.
- Idem.
- La phénoménologie se prolonge en une herméneutique chez Ricoeur, qui souligne ainsi que ‘la lacune la plus considérable (de la sémantique et de la pragmatique) concerne bien évidemment la dimension temporelle tant du soi que de l’action elle-même…Or, ce n’est pas seulement une dimension importante parmi d’autres qui a été ainsi omise, mais une problématique entière, à savoir celle de l’identité personnelle qui ne peut précisément s’articuler que dans la dimension temporelle de l’existence humaine. C’est pour combler cette lacune majeure que je me propose de remettre…en chantier la théorie narrative, non plus dans la perspective de ses rapports avec la constitution du temps humain…, mais de sa contribution à la constitution de soi… C’est dans le cadre de la théorie narrative que la dialectique concrète de l’ipséité et de la mêmeté atteint son plein épanouissement…Une triade s’est imposée à moi : décrire, raconter, prescrire – chaque moment de la triade implique un rapport spécifique entre constitution de l’action et constitution de soi’ Paul Ricoeur (1990), Soi-même comme un autre, p. 137-138.
- Natalie Depraz (2006).
- John Austin (1956) ‘A plea for excuses’, Philosophical papers, p. 133.
- Edmund Husserl, Husserliana XV, appendice 20, p. 353.