Jean-Michel Fourniau
Des forums hybrides (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001), à la proposition d’institution de Conventions de citoyens (Fondation Sciences citoyennes, 2008), ou au projet de bioconstitution (Pour une démocratie écologique, Bourg et Whiteside, 2010), la délibération est promue à la fois pour sa fonction critique du gouvernement représentatif (et de la double délégation politique et scientifique sur lequel il repose) et comme alternative nécessaire à un modèle démocratique devenu incapable de faire face aux grands enjeux contemporains, notamment environnementaux. Cette opposition entre délibération et représentation se dédouble dans le feu croisé des critiques auxquelles l’institution de procédures délibératives reste soumise. La critique radicale, en se réclamant d’une démocratie de contestation, ouvre en effet un 3ème terme dans l’articulation entre délibération et représentation. Trois figures du débat comme procédure de légitimation se distinguent alors par leurs dispositifs ou lieux légitimes (la place publique vs les forums hybrides (les conventions de citoyens) vs Le Parlement) et les instances de légitimation (la critique en acte vs les profanes vs l’opinion) convoquées. On se propose d’explorer ces figures contrastées du débat comme procédure de légitimation en analysant la trajectoire de l’institutionnalisation du débat public en France. Les débats publics organisés par la CNDP semblent en effet offrir une variation suffisante pour documenter l’exploration.
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Trois figures du débat Introduction #1
On se propose dans ce billet[1], en première étape, avant de revenir sur la question des figures du débat dans un prochain billet, de caractériser les enjeux autour desquels s’est nouée — et pourraient se dénouer — l’institutionnalisation controversée d’un modèle français de débat public, initiée, en France, il y a près de 20 ans. Les formes, l’intérêt et les limites de cette institution n’ont cessé depuis d’être discutés, notamment à l’aune de la capacité de la participation du public à transformer les processus décisionnels. Cette courte présentation mentionne les grandes étapes d’une trajectoire qui conduit des grands conflits d’aménagement du début des années 1990 à la première mise en place de la Commission nationale du débat public (CNDP, 1997), puis de l’extension de son activité à ses mises en cause récentes (2009 et 2010). Elle se conclut en soulignant qu’un nombre limité d’enjeux — la nature du débat public par rapport à la tradition consultative de l’administration, l’indépendance de la Commission, le rapport du débat public à la décision — ont été mis en forme dans chacune de ces étapes mais ont structuré l’ensemble de la trajectoire.
Les trois arènes de l’institutionnalisation
Pour décrire la trajectoire d’institutionnalisation du débat public, focalisons l’attention sur trois scènes publiques principales, les conflits d’aménagement servant de trame de fond commune à ces trois scènes. Il faut en effet souligner la reprise de la conflictualité autour des usages du territoire à la fin des années 1980 (alors qu’elle avait régressé au début de la décennie avec l’arrivée de la gauche au pouvoir) et son maintien à un niveau élevé depuis. Ces conflits mettent en cause la logique traditionnelle de l’utilité publique, les citoyens refusant d’être traités seulement comme des riverains et réclamant leur part à l’élaboration des décisions. Cette revendication sans cesse renouvelée alimente depuis vingt ans un ensemble d’activités pour y répondre.
L’invention du débat public lors du conflit du TGV Méditerranée a ouvert une première scène sur laquelle des associations locales ou régionales de défense, ensuite relayées par des fédérations environnementalistes nationales, acheminent dans l’espace public des propositions d’institutionnalisation du débat public. Dans l’ensemble de l’action associative autour des conflits d’aménagement, on retiendra donc spécifiquement ces activités comme étant constitutives de la première arène où se joue l’institution du débat public.
La seconde scène est l’arène politico-administrative de mise en forme du droit au débat public revendiqué dans les conflits. Il s’agit d’une scène sectorielle, plus technocratique que partisane, tant est fort le poids de l’État dans l’élaboration des politiques d’aménagement. Ainsi, depuis le début des années 1990, la réponse aux conflits a suscité une série continue de groupes de travail internes au ministère de l’Équipement et des Transports d’un côté, au ministère de l’Environnement de l’autre, qui ont préparé les décisions ministérielles, les lois instituant le débat public et leurs directives d’application. On associera à cette arène, la scène législative, les débats parlementaires infléchissant toujours les projets préparés par les ministres et leur administration.
Enfin, la troisième arène est celle qu’ouvre la pratique de la CNDP après sa création. Sur cette scène, le débat public n’est plus seulement une revendication de divers groupements associatifs à l’échelle locale, régionale ou nationale, ou une norme destinée à orienter l’action publique, il est l’objet d’une expérience partagée par l’ensemble des acteurs des conflits d’aménagement, d’un apprentissage collectif. Sur cette scène, le dispositif du débat public tend à s’autonomiser par rapport à ses conditions initiales d’institutionnalisation (y compris par la jurisprudence du Conseil d’État qui en précise les conditions d’exercice), et il se constitue comme une « expérience française de démocratie participative ».
2. Cinq configurations rythment la trajectoire d’institutionnalisation
Chaque période de la trajectoire se distingue par un agencement spécifique de ces diverses scènes d’action permettant de faire avancer ou de mettre en cause certains éléments de l’institutionnalisation.
L’invention du débat public dans les conflits d’aménagement
La première configuration est celle de l’émergence de la question de l’institutionnalisation de la participation du public dans les conflits d’aménagement au tournant des années 1980/1990. Celle-ci est revendiquée à partir d’une critique de l’enquête d’utilité publique et nécessite une réponse sortant des chemins battus de la tradition consultative de l’administration. L’adoption de la circulaire du ministre des Transports instaurant fin 1992 un débat public portant, en amont des études d’avant-projet, sur les grands enjeux du projet, marque une bifurcation. Cette circulaire constitue la première institutionnalisation du débat public. Cette configuration est donc dominée par le dialogue instauré — souvent de manière indirecte, parfois de manière directe comme lors du Collège des experts du TGV Méditerranée — entre les revendications portées dans les conflits par des associations locales de défense et les réflexions des grands commis de l’État, qui élaborent pour y répondre des projets de réforme de la conduite des grands projets, autour de l’idée d’une phase de débat public en amont du processus de décision.
La première mise en forme politique du débat public
La seconde configuration est celle qui conduit à la mise en place de la première CNDP, à travers quelques expérimentations des circulaires ministérielles instaurant le débat public, les critiques et propositions alternatives qu’elles suscitent, puis l’adoption de la loi du 12 février 1995 dont l’article 2 crée la CNDP. Le rapport demandé en 1994 par le ministre de l’Environnement, Michel Barnier, à Huguette Bouchardeau — elle l’avait précédé à ce poste ministériel au début des années 1980 et y avait conduit une réforme de démocratisation de l’enquête d’utilité publique — préconise la création de la CNDP pour répondre aux critiques portées à l’enquête d’utilité publique et à la conduite du débat par un préfet dans la circulaire Bianco. La proposition est adoptée dans la loi Barnier l’année suivante, le décret d’application étant publié un an plus tard, après un changement de gouvernement, et la Commission finalement installée un an plus tard encore, après un changement de majorité parlementaire. Cette configuration est donc plus politique que la précédente, la création effective de la CNDP passant d’emblée l’épreuve des changements de gouvernement, ce qui lui confère une légitimité politique au-delà du clivage droite/gauche. Dans ces conditions, l’installation de la CNDP en 1997, dans la perspective annoncée par le gouvernement Jospin d’une réforme d’ensemble de l’utilité publique, souligne la bifurcation prise par rapport à la tradition consultative de l’administration.
L’expérience de la première CNDP
La troisième configuration est centrée sur la mise à l’épreuve, dès les premiers débats conduits par la CNDP, des nouveaux principes posés par la loi. Cette expérience conduit, en quelques expérimentations, à une première formalisation de la conduite du débat public. Portée par une logique politique d’affirmation des droits — en cohérence avec ce que stipule la Convention d’Århus, texte qui alimente la réflexion du Conseil d’État chargé de préparer une réforme de l’utilité publique —, cette expérience soulève l’enjeu de l’indépendance de la CNDP vis-à-vis des grands maîtres d’ouvrage — qui s’organisent en interne pour jouer leur nouveau rôle dans le débat —, des élus — qui craignent que le débat ne vienne ralentir les décisions voire « bloquer la France » —, et du gouvernement, qui maîtrise mal les conditions de saisine de la CNDP dans l’agenda des politiques d’aménagement. Les problèmes rencontrés par le débat sur un projet — abandonné depuis — de 3ème aéroport international en région parisienne soulignent l’importance de conférer un statut à la CNDP et de préciser les conditions de son intervention. Le renforcement du rôle et la garantie de l’indépendance de la CNDP sont ainsi au centre des propositions du Conseil d’État reprises dans la loi de démocratie de proximité du 27 février 2002, dont le titre IV porte réforme de l’utilité publique. La CNDP devient par cette loi une autorité administrative indépendante, ce qui constitue une bifurcation majeure dans la trajectoire d’institutionnalisation du débat public.
La CNDP, autorité administrative indépendante
La quatrième configuration est donc celle d’une large expansion de l’activité de la CNDP, devenue autorité administrative indépendante et jouissant de prérogatives élargies (saisine obligatoire sur un champ plus large de projets) : 30 débats publics conduits en 5 ans (2002-2007), contre 6 lors du premier mandat. Dans cette configuration, la CNDP joue un rôle central dans l’apprentissage des différents acteurs du débat public et dessine au fil des débats conduits un modèle français du débat public. Loin d’enfermer la conduite du débat dans des règles rigides, ce modèle est largement ouvert à l’expérimentation et à l’innovation pour répondre aux situations spécifiques de chaque débat. Mais il affirme sa contribution à l’idée de démocratie participative en imposant dans plusieurs situations difficiles (les décisions du Comité interministériel d’aménagement du territoire de décembre 2003, alors qu’un débat est en cours ; les débats « nucléaires » de 2005, l’un sur la politique de gestion des déchets et l’autre sur la construction d’un nouveau réacteur) la nécessité du débat le plus ouvert en préalable à toute décision publique. Ce modèle participe également à la réorientation des politiques d’aménagement dans le sens du développement durable dès avant le Grenelle de l’environnement. Cependant, la mise en œuvre de ce dernier fait émerger un nouveau modèle de la décision publique — la gouvernance à cinq — qui questionne le rôle du débat public. Le difficile renouvellement de la CNDP à l’issue de son premier mandat d’autorité administrative indépendante constitue alors une nouvelle bifurcation.
L’institutionnalisation du débat public remise en cause ?
La cinquième configuration — la période en cours — est ainsi ouverte par plusieurs types de contestations auxquelles doit faire face la nouvelle CNDP installée à l’automne 2008. D’un côté, le gouvernement souhaite réinscrire la participation du public dans les formes de consultation que le Grenelle de l’environnement rénove, alors que le débat public était largement ouvert à la société civile non organisée[2]. D’un autre côté, l’insuffisance des prises que le débat offre à cette dernière pour influencer les décisions suscite des contestations du rôle de la CNDP, notamment de la part de groupes associatifs tenus en marge du Grenelle de l’environnement. Un groupe radical s’oppose même, avec succès, à la tenue de plusieurs réunions du débat sur la régulation des nanotechnologies[3]. Tirant argument de ces difficultés, un rapport parlementaire préconise à l’automne 2010 la suppression de la CNDP au titre de la réduction du nombre des autorités administratives indépendantes[4]. Cette dernière configuration, marquée par l’incertitude sur le devenir de la CNDP, est donc celle d’une normalisation de son activité, sommée de s’inscrire plus strictement dans les procédures d’instruction des projets que le débat public a contribué à moderniser et, sans doute, de rester cantonnée au champ de l’utilité publique à l’exclusion des débats « génériques » sur les politiques publiques, sur lesquels le gouvernement souhaitent garder la main. Mais la période n’est pas close : un rapport commandé par le président de la République préconise au contraire de faire de la CNDP un instrument général du débat sur les problèmes de société[5]. L’avenir de la CNDP — si elle n’est pas supprimée d’ici là — sera donc, parmi d’autres modalités d’une démocratie écologique, au menu des élections présidentielles de 2012.
Conclusion
La rapide description des configurations successives de l’institutionnalisation du débat public dessine la trajectoire de la réponse politique donnée à la question de la participation du public dans le domaine de l’aménagement et de l’environnement. Le problème public de l’institutionnalisation se structure tout au long des vingt ans écoulés autour d’un nombre limité d’enjeux fortement liés :
- un dispositif spécifique, distinct des formats hérités de la tradition de concertation de l’administration, parce qu’il trouve son origine et sa source dans un niveau élevé de conflictualité sur les questions d’aménagement durant toute la période. Mais les tensions sur son champ légitime de mise en œuvre restent fortes.
- l’indépendance du tiers organisateur du débat afin d’établir les conditions d’un dialogue dans une situation durable d’asymétrie des pouvoirs et des expertises. Mais l’intérêt général propre de la participation du public et la légitimité politique d’un débat public ouvert restent l’objet de controverses.
- le rapport du débat public à la décision dans un système fortement marqué par une culture de la « décision tranchée ». Mais l’idée procédurale de conduite démocratique de l’action publique trouve difficilement sa place quand la substance des enjeux semble toujours commander l’urgence des décisions.
Autour de ces enjeux, la dynamique de l’institutionnalisation tient finalement à la congruence des jeux d’acteurs et d’arguments dans les trois arènes publiques que nous avons mentionnées. Quand les logiques d’action propres à chaque arène divergent, l’institution est mise en cause et le processus régresse. Ainsi, l’institutionnalisation du débat public est-elle toujours réversible.
Bibliographie
Barthe, Y. (2006). Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, La Découverte.
Charlier, B. (1999). La défense de l’environnement : entre espace et territoire. Géographie des conflits environnementaux déclenchés en France depuis 1974, Thèse de géographie et d’aménagement, Université de Pau et des Pays de l’Adour.
Commission nationale du débat public (2007). Les cahiers méthodologiques. Volume 1 : La conception du débat public, Paris, Commission nationale du débat public.
Fourniau, J.-M. (2007). « L’expérience démocratique des “citoyens en tant que riverains” dans les conflits d’aménagement », Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n° 136, p. 149-179.
Guérin, M. (dir.) (2005). Conflits d’usage à l’horizon 2020. Quels nouveaux rôles pour l’État dans les espaces ruraux et périurbains, Paris, La Documentation française.
Lolive, J. (1999). Les contestations du TGV Méditerranée, Paris, L’Harmattan.
Mercadal, G. (2010). « Le débat public : de la pratique d’une procédure à sa finalité dans le cheminement des projets », Revue Transports, janvier.
Revel, M., C. Blatrix, L. Blondiaux, J-M. Fourniau, B. Hériard Dubreuil et R. Lefebvre (dir.) (dir.) (2007). Le débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte.
[1]. Pour une analyse plus détaillée, voir Jean-Michel Fourniau, « L’institutionnalisation controversée d’un modèle français de débat public », Télescope, 17(1), 2011, pp. 70-93
[2]. Via des associations locales de défense dont la création et les activités ne requièrent pas leur reconnaissance par l’État. A contrario, la réforme de l’agrément a été l’une des mesures essentielles de la loi Barnier de 1995 comme elle a été au centre des dispositions du Grenelle de l’environnement en 2007, et d’un des Comités opérationnels qui lui ont succédé en 2008, présidé par le député Bertrand Pancher, pour statuer sur les critères de représentativité réclamés pour mettre en œuvre la « gouvernance à cinq ».
[3]. Voir le site Internet créé par Pièces et Main d’Œuvre (PMO) pour contrer le débat public organisé par la CNDP, considéré comme une entreprise d’acceptabilité des nanotechnologies : http://www.nanomonde.org/
[4]. René Dosière et Christian Vanneste, Rapport d’information fait au nom du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur les autorités administratives indépendantes, Assemblée nationale, rapport n° 2925 enregistré le 28 octobre 2010.
[5] . Le projet de rapport du député Bertrand Pancher fait l’objet d’une consultation publique au mois de mai 2011 (http://gouvernanceenvironnementale.wordpress.com/) et sera remis au Président de la République début juillet 2011.
Trois figures du débat Introduction #2
La trajectoire de l’institutionnalisation
Trois figures du débat concertation / débat public
Trois figures du débat : indépendance de la CNDP
Trois figures du débat : les milieux en interaction
Trois figures du débat: conclusion
Trois figures du débat : discussion